La Leçon de Sumo
Interview de Koji Takanohana

par KARIM BEN-ISMAIL - L'Equipe Magazine N°1133 : samedi 14 février 2004

 

Même à la retraite, Koji Takanohana reste un demi-dieu au Japon. Pas chien, le maître vous donne une leçon gratuite.

L'Equipe Magazine : C'est quoi le Sumô ?

Takanohana : C'est plus qu'un sport, c'est une culture, appellée Kokugi (koku, national, gi, art). L'essentiel, c'est que ça exprime un effort humain très fort et exemplaire. Il y a cinquante ans, le Japon perdu la guerre. Le pays aurait pu laisser filer mais, grâce aux efforts personnels, à la concentration et à l'abnégation, le pays a pu se redresser. Le sumô, c'est ça. On s'entraîne dur pour se préparer à un choc inouï, semblable à l'adversité. Il faut avoir suffisamment travaillé, s'être entraîné, pour pouvoir supporter l'impact du combat et ne pas mourir d'une rupture des cervicales, par exemple. Une famille japonaise qui se rassemble pour regarder le sumô à la télé, c'est une façon de dire : "nous sommes japonais, nous comprenons le coeur et l'âme du Japon."

L'EM : 200 kg dans la face, quel effet ça fait ?

T : On vit la même explosion qu'un sprinteur, la même concentration qu'un pilote de F1, mais on ne peut pas comparer le sumô aux autres sports. L'impact est semblable à un accident de voiture, sauf que là, on est à la fois la carrosserie et le conducteur. C'est pour ça qu'il y a tout un rituel de mise en condition physique et psychologique. La force intérieure et celle du corps vont de pair. Si elles ne sont pas rassemblées, on ne peut pas être sumô, on explose au premier choc.

L'EM : A quoi sert toute cette graisse ?

T : Depuis tout jeune, le corps est conditionné aux impacts par des exercices de renforcements musculaires. Mais ça ne suffit pas. En plus d'ajouter de la force d'inertie, la masse grasse ajoute à la capacité d'amortissement et protège des blessures.

L'EM : Ca fait mal où ?

T : La douleur est plus morale que physique. Le plus dur, c'est l'abnégation dont doit faire preuve un jeune de 13 ans en arrivant dans une école de sumô. Il faut tout faire tout seul : le ménage, s'entraîner, se préparer à manger... La soumission au groupe doit être totale et on doit accepter la relation kohaï sempaï (aînés, cadets). Ca peut ëtre une torture psychologique ! Pendant les repas, les disciples doivent se tenir autour du maître, le regarder manger et le servir. Avant de prétendre vouloir faire du sumô, il faut respecter cette étiquette. Les enfants qui ne le peuvent pas, quels que soient leurs résultats, on leur demande d'arréter le sumô.

L'EM : Zidane, qu'est-ce qu'il donnerait en sumô ?

T : Contrairement à ce que l''on peut voir, l'important en sumô, ce ne sont pas les bras. Tout se joue sur les appuis et l'équilibre des membres inférieurs. La souplesse des jambes permet d'abaisser le centre de gravité, de jouer sur la force d'inertie. Quel que soit le sport, la base reste l'équilibre et la souplesse du bas du corps. Regardez Zidane : sa souplesse articulaire lui donne cette capacité de modifier rapidement son jeu et de surprendre. A sa façon, Zidane est un sumô.

L'EM : La peur, comment ça se gère ?

T : On répète inlassablement les assauts pour évacuer la peur. Si on a la moindre appréhension, il n'est pas possible de combattre. C'est le choc de deux masses de 200 kilos, celui qui hésite a d'ores et déjà perdu. Dans une carrière de sumotori, on effectue des dizaines de milliers de combats d'entraînement afin que l'affrontement devienne complètement mécanique.

L'EM : Ca consomme beaucoup, un sumotori ?

T : On se lève à 4 heures du matin et on s'entraîne durement jusqu'à 11 heures. On fait une sieste et on reprend l'entraînement. En tout, on pratique sept heures par jour. C'est très dur et il est essentiel de manger beaucoup pour récupérer. Ce mode de préparation répond à une tradition ancestrale qui a évolué au fil du temps pour aboutir à la meilleure méthode possible. On ne fait rien par plaisir, si on mange, c'est par besoin, pas par excès, de même qu'une Formule 1 a besoin de tel indice d'octane dans son carburant.

L'EM : Besoin d'un coach ?

T : On a un entraîneur à l'école. Mais entre les rei (le salut du début et le salut de la fin), personne ne doit intervenir. C'est ce qui fait la beauté du sumô, le combat un contre un. On ne veux surtout pas avoir comme en judo ou en boxe, un coach qui crie des ordres sur le dohyô (l'aire de combat).

L'EM : La tactique : anticiper ou s'adapter ?

T : Les deux, ça dépend de l'inspiration du moment. On connaît tous les lutteurs du circuit, on connaît les points forts et faibles de l'adversaire et les siens, donc on peut décider de mettre un plan en place. Mais il faut être capable de tout changer, de tout modifier au dernier moment selon le contexte. C'est une question de souplesse d'esprit. Il faut être en ouverture mentale absolue pour basculer entre réflexion et intuition. Dès qu'on monte sur le dohyô, on ne quitte plus l'adversaire des yeux et c'est, comme on dit, une fenêtre sur l'âme.

L'EM : Pas besoin de gonflette ?

T : S'il suffisait de faire des haltères, tous les bodybuilders seraient devenus yokozuna (champion suprême). Rien ne remplace la répétition des combats. La musculation limite la souplesse, elle entretien le mythe de la force mais si on n'est pas souple (physiquement et mentalement), on ne peut pas bien combattre, car on n'est pas apte à changer d'axes ou d'options, on récupère aussi moins bien. Seule la souplesse met la force en valeur. La culture américaine du bodybuiding, c'est de créer des muscles pour les montrer. Mais les muscles hypertrophiés des bodybuilders sont faibles. Si on les frappe, ils sont tellement gorgés de sang qu'ils vont être traumatisés tout de suite.

L'EM : Pas besoin de se doper ?

T : Le sumô d'élite, c'est six tournois de quinze jours dans une saison. Il faut réaliser le plus grand nombre de victoires à chaque tournoi. Celui qui aurait choisi de se doper ne pourrait pas tebir sur la durée. Il gagnerait peut-être un tournoi, ferai des coups, mais ne pourraix pas accéder à la constance pour devenir yokozuna car ses fonctions internes seraient affectées par le dopage chimique. Si on n'a pas les viscères propres, on ne peut pas donner le meilleur de soi en permanence. Le doping ne peut jouer que sur les muscles, mais les muscles ne sont que la dernière pierre de l'édifice. L'important ce sont les os, les viscères, les tendons, les ligaments...

L'EM : Comment on apprend à perdre ?

T : A l'entraînement, on travaille en permanence sur ses points faibles. C'est une façon de se mettre constamment face à des petites défaites. Dans un sport d'équipe, il y a le gardien, le passeur, le buteur... En sumô, il faut être une équipe en soi, savoir marquer ou défendre. Il faut apprendre comment on peut perdre pour pouvoir ne pas perdre.

L'EM : On déprime quand vient la retraite ?

T : Le sumô, c'est un combat avec beaucoup de micro-traumatismes. Le jour où on prend la décision d'arrêter, c'est vraiment qu'on ne peut aller au delà, on a fait tout ce qu'on a pu. Ce n'est pas le même stress qu'un cycliste ou qu'un footballeur qui se dit : "J'aurais pu faire plus." Au contraire, on peut enfin s'offrir de petits plaisirs. Moi j'aime les bons cigares. Ce n'est pas forcément bon pour le souffle, mais ça m'aide à me relaxer. Jusqu'à présent, j'ai patienté, j'ai tellement fait d'efforts que je me suis contrôlé pendant quinze ans. Aujourd'hui, j'ai envie de profiter de la vie. Mais je continue à entretenir l'essentiel : je travaille mon grand écart tous les matins.

L'EM : On maigrit après sa carrière ?

T : Je combattais à 150 kilos. J'ai fondu jusqu'à 120 car je n'avais plus besoin d'une telle masse. Mais je compte bien en perdre encore trente, descendre à 90 kilos pour pouvoir changer de garde-robe et rentrer enfin dans le XXL.

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